P.Y. Donzé: Rattraper et dépasser la Suisse

Cover
Titel
Rattraper et dépasser la Suisse. Histoire de l’industrie horlogère japonaise de 1850 à nos jours


Autor(en)
Donzé, Pierre-Yves
Erschienen
Neuchâtel 2014: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
506 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Gilbert Coutaz

Une lacune importante vient d’être comblée. L’horlogerie japonaise a peu retenu l’attention des chercheurs. Excepté quelques publications à caractère généraliste ou des travaux centrés sur l’émergence des montres à quartz, le Japon est le grand absent de l’histoire de l’horlogerie malgré son ancienneté. Les difficultés d’accès aux sources expliquent ce désintérêt des historiens occidentaux et le fait que l’industrie horlogère japonaise n’est qu’un acteur mineur en regard des géants que sont les industries textile, automobile, électronique, sidérurgique ou des machines-outils, fleurons de l’histoire industrielle nippone.

Pierre-Yves Donzé, professeur associé et chercheur à l’Université de Kyoto, auteur de nombreux livres et articles touchant l’histoire horlogère suisse faisant autorité, brosse un tableau impressionnant des circonstances de l’apparition, du développement et de l’affirmation surprenante de ce nouvel acteur qui ébranla la domination de l’horlogerie suisse dès les années 1960. Sa familiarité avec l’histoire industrielle, ses modèles théoriques, celle des technologies, sa maîtrise de la langue japonaise et des arcanes des industries horlogères internationales, lui permettent d’appréhender l’essor industriel de l’horlogerie japonaise en suivant une double logique chronologique et thématique «visant à montrer comment une industrie de substitution aux importations parvint à se mettre en place» avant de connaître une croissance exceptionnelle qui lui donnera l’occasion de s’imposer dans le secteur horloger mondial.

La première partie (naissance d’une industrie 1850-1945) examine les circonstances et les conditions de la fabrication d’horloges et de montres au Japon et les raisons de la prééminence des montres sur les horloges au prix de lents tâtonnements, de copies de montres suisses, de succès techniques suivis d’échecs entrepreneuriaux pour arriver finalement à mettre au point la production en masse de montres de qualité qui s’avère déterminante. Cette performance de l’industrie horlogère japonaise sera appelée à s’imposer sur le marché mondial une vingtaine d’années après la reddition du Japon atomisé en 1945. Trois thèmes majeurs structurent la démonstration: les enjeux technologiques, commerciaux et organisationnels, soit la manière dont les entreprises sont gérées, forment le fil rouge de cette magnifique synthèse. Ces trois thèmes sont abordés, d’abord pour l’ensemble du secteur horloger avant d’être analysés au niveau de l’entreprise. L’acquisition de pièces suisses destinées à être copiées, parfois améliorées, s’impose comme vital pour les fabricants japonais qui ne reculent devant aucun obstacle pour se les procurer. L’importance accordée à la formation mérite d’être soulignée, les universités techniques se mettent au service de l’industrie sans état d’âme.

En fin connaisseur, Pierre-Yves Donzé analyse la réaction des milieux horlogers suisses face à la naissance d’un concurrent lointain jugé peu fiable. Les remarques condescendantes restent superficielles et l’absence d’approche rationnelle laisse songeur, à l’exception des rapports d’Aristide Racine qui visita quelques fabriques en 1958.

L’analyse détaillée des principales entreprises horlogères japonaises montre bien, à travers ces études de cas, comment ces enjeux furent appliqués sur le terrain. Le rôle de l’État se mesure par une politique douanière protectionniste, le soin apporté à la formation des ingénieurs et un réel soutien à toute initiative favorable au tissu industriel. La stratégie financière de la famille Hattori, leader du secteur horloger, est basée sur un autofinancement systématique, facilité par une belle rentabilité des capitaux investis, dans le but affirmé de se passer de crédits bancaires, gage d’indépendance. La création de réseaux, une stratégie matrimoniale exemplaire (le fondateur de la dynastie aura trois fils et onze filles) et une vision à long terme, fondée sur une morale sans concession, qui aurait enchanté Max Weber, expliquent la solidité du groupe Hattori. La fabrication d’armes et de munitions a joué un rôle important durant les années 1930 comme ce fut le cas en Suisse durant les deux guerres mondiales. Les neuf années de guerre que traverse le Japon de 1931 à 1945 font l’objet d’un examen minutieux qui laisse apparaître que les institutions mises en place par l’État au cours des années 1930 pour assurer l’indépendance industrielle du pays et permettre le passage à une économie de guerre vont survivre au conflit. Toutes les entreprises horlogères sont reconverties, en partie, dès 1935, dans la fabrication de munitions et d’armement ; mais elles n’abandonnent pas l’horlogerie en poursuivant la fourniture de montres pour les troupes. Cette réorientation de la production entraîne une croissance importante dans les volumes qui nécessite diverses restructurations à tous les niveaux pour en arriver à une autonomisation de la production de montres. Citizen Watch, pour sa part, va tirer parti de la production en masse de munitions pour mettre au point de nouvelles machines-outils, qui deviendront l’une des grandes spécialités de l’entreprise après 1945. La chronométrie de marine fait l’objet de soins attentifs vu son intérêt pour un pays insulaire. Toutes ces recherches de produits et de nouvelles technologies favoriseront le développement de l’horlogerie japonaise après 1945 qui les adaptera dès le retour d’une production civile sous contrôle américain.

La seconde partie couvre la période 1945-1985, son titre «la conquête du monde» n’est pas usurpé. Les trois thèmes majeurs sont repris à travers des études de cas bien insérées dans l’histoire industrielle du Japon. Les entreprises japonaises se concentrent sur un nombre limité de calibres produits en masse alors que les horlogers suisses mettent sur le marché des centaines de types de montres; cette offre pléthorique ne permettant pas de rationaliser la production comme c’est le cas aussi dans la recherche technique en Suisse. Les expériences de production en série des armements vont être transférées à l’industrie horlogère, facilitant l’émergence de la montre à quartz issue de ces nouvelles technologies. Elles vont changer en profondeur les règles du jeu et les rapports de force du monde horloger au début des années 1970, période noire de l’industrie horlogère suisse qui va traverser une crise d’une rare ampleur.

Notons que les Suisses maîtrisaient, eux aussi, ces nouvelles technologies du quartz, mais, vu la structure éclatée de l’industrie horlogère suisse, ils se montrèrent incapables de transformer cette innovation en un produit commercialisable à large échelle. La Swatch ne relèvera ce défi qu’une quinzaine d’années plus tard. La «révolution du quartz» permit aux Japonais de multiplier par dix le volume de leur production entre 1975 et 1990. Mais le succès des montres à quartz doit être relativisé, car ce sont bel et bien les montres mécaniques de qualité produites en masse qui permettent au Japon de s’imposer sur le marché mondial, comme les statistiques le démontrent. Trente ans après la guerre, les entreprises horlogères nippones sont devenues des sociétés compétitives qui ne craignent plus la concurrence étrangère. Elles vont commencer à délocaliser leur production vers des pays à bas salaires du Sud-Est asiatique en empruntant ainsi le chemin de la division internationale du travail.

La troisième et dernière partie, plus courte, survole les années 1985-2014 en présentant les «nouvelles» stratégies des horlogers japonais confrontés à des conditions de plus en plus dures de la concurrence mondiale, qu’ils peineront à assumer après le triomphe des années 1980. La fin de leur hégémonie serait due, en partie, à leur quête obsessionnelle de nouveaux produits, à la prééminence de la technique au détriment des marchés de plus en plus orientés vers les marques et le design. Les horlogers suisses se sont repositionnés vers le luxe en pariant sur un marketing agressif que les techniciens nourrissent en créant des montres appropriées à ces nouveaux créneaux; le bas de gamme électronique n’étant pas abandonné grâce à la créativité du groupe Swatch (voir Pierre-Yves Donzé, Histoire du Swatch group, Neuchâtel : Alphil, 2012).

Cet essai de synthèse, basé sur une documentation originale, difficile d’accès, remarquablement mise en perspective, aide à mieux comprendre l’imbrication des différents facteurs technologiques, institutionnels, politiques, commerciaux, organisationnels, financiers et même spatiaux à l’origine du miracle japonais qui semble s’essouffler depuis. L’avenir confirmera ou infirmera cette hypothèse. Wait and see…

Zitierweise:
François Jequier: Rezension zu: Pierre-Yves Donzé, Rattraper et dépasser la Suisse. Histoire de l’industrie horlogère japonaise de 1850 à nos jours, Neuchâtel: Alphil, 2014. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 123, 2015, p. 268-270.

Redaktion
Beiträger
Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 123, 2015, p. 268-270.

Weitere Informationen